1
Khadmos :
Il
est assis à même le sol. Tenue de ville d’un dirigeant, cravate dénouée,
chapeau renversé sur la tête.
Autant
qu’il m’en souvienne,
Au commencement
de tout,
Au
commencement du commencement,
Au
départ, il y a eu l’Exil,
Quand
je n’étais encore qu’un enfant,
Poussé
sur les routes,
Arraché
au sein de sa mère, en rupture, déjà.
Au
commencement, et depuis toujours, la lutte,
Pour la
survie, pour un peu d’eau, pour un abri.
Au
commencement, la peur, la dépendance, la
soumission,
Au
commencement, baisser la tête, courber le dos,
Toute
une enfance se taire, la rage au cœur, jour après jour.
Toute
une enfance se taire,
Et
puis, un matin, le sentiment brusque de la dignité,
Un
matin de renouveau,
Le
premier acte de résistance,
Une
rébellion de jeune-homme,
Un
regard qui ne baisse pas et la première humiliation,
Non en
tant que pauvre,
Mais en
tant que Rien qui se dit humain,
Qui le
revendique ;
Ensuite,
la chaîne des provocations et des punitions,
La
haine, la révolte,
Les
affrontements à pierre nue contre les chars,
Puis,
les bombes, les attentats, les milices, la guérilla,
La
fuite, l’exil encore, la mort assurée :
Mine ou
balle perdue, guet-apens.
La
voilà ma vie.
2
Jocaste :
Elle sort progressivement de l’ombre.
L’éclairage maintient une atmosphère floue, vaporeuse, sépia.
Tu me
demandes si je suis heureuse,
Maintenant
que les années ont passé,
Si le
temps fait son office.
Oui, son
office, il a fait son office :
La
douleur vive a disparu,
Elle
s’est enfouie dans les tréfonds.
La
peine m’a quittée comme une eau de pluie
Qui
ruisselle et ne reparaît plus qu’en suintant.
Je suis
maintenant une terre rude et rêche.
Pas une
larme, pas un nuage,
Je suis
pour le passant
Une
grève que parcourt une brise tiède,
Un
zéphyr ; mais ce zéphyr, Eurydice,
Sans
m’en demander la permission jamais
Se mue
soudain en Khamsin
Et
balaie tout sur son passage.
Le
bonheur n’est qu’une illusion.
Ne te
récrie pas, je sais tout le bien dont je dispose.
Depuis
des années tous mes vœux sont exaucés :
Nous
vivons en paix, je suis mère et comblée,
Deux
garçons, deux filles,
Mon
époux est amoureux comme au premier jour,
Il est
touchant, abandonné entre mes mains,
Prévenant,
attentionné, délicat…
Ses
bras sont vigoureux, rassurants,
Son
désir brûlant,
Trop
sans doute pour ce que je suis devenue,
Et,
quand, il vient me rejoindre sur ma couche,
Si je
suis attendrie, flattée parfois,
Je ne
laisse pas d’être inquiète. Et contradictoire.
Qu’il
cède au charme des femmes jeunes qui le pressent,
Me
ferait mourir de rage, mais
Qu’un
tel malheur le détache de moi,
Lui
ferait prendre son envol,
Et me
rendrait tout entière à la poésie, à mes encens…
Eurydice :
À tes
encens ? Vraiment ?
Jocaste :
J’aurais
voulu un égal, sa jeunesse entre nous est un fossé,
J’ai
besoin d’admirer et je lis trop en lui,
Besoin
de me confier, mais il est trop ma chose.
Eurydice :
Je ne
te comprends pas.
Ton
époux n’est-il pas un esprit mesuré et patient ?
Sa
parole a su convaincre les classes populaires
De
retourner à leurs travaux et les esclaves à leur servitude,
Les
affaires de la cité sont conduites avec sûreté,
Les
patriciens reconnaissent au roi son habileté politique,
Son
origine étrangère ne leur fait pas ombrage,
Au
contraire, elle est une garantie pour leurs privilèges.
Que
demander de plus ?
Jocaste :
Je le
sais : en moi la femme n’est pas accomplie.
Ai-je
trop attendu de lui, trop attendu des autres ?
Espéré
de ces êtres défaillants un amour dont ils n’ont pas
[idée,
À moi-même
importun, à force d’être impossible ?
Je
devrais être en paix, heureuse, et je demeure insatisfaite.
Un
sombre pressentiment m’habite,
La
crainte d’une catastrophe.
La vision s’estompe, les deux femmes retournent à l’ombre.
Musique.
3
Khadmos :
J’entends
leurs cris aujourd’hui,
Dans
les rues et sur les places,
Tout
autour de moi, leurs cris,
Des cris
de haine.
Maintenant
que mon pouvoir chancelle,
Leur
peur
Trouve
enfin quelqu’un à charger de ses chaînes.
Brouhaha. Progressivement apparaît le
chœur.
Je les
entends se lamenter, le chœur des pleureuses,
La
foule des déçus hypocrites.
Troupeau
de moutons,
Chèvres
pour les hommes en manque….
À les
croire, ils sont tous victimes.
Je suis
le traître, le manipulateur,
Toutes
mes paroles ne sont que sont que mensonge.
Il sort.
Chœur :
– Un
étranger c’est commode.
– Je
comprends pas.
– Un
étranger : ils vont pouvoir l’expulser ou le laisser filer.
– Pas
d’accord.
– Il a
raison.
– Il va
pas s’en tirer comme ça !
– Rien
que d’y penser…
–
Dégueulasse !
–
Mérite même pas un procès !
– On
devrait lui faire sa fête tout de suite !
– Aimer
une femme qui est pas la sienne, je comprends, mais sa propre mère…
– À
coup de cailloux !
– Comme
une femme publique !
–
Eh ! Tout le monde a droit à un procès !
–
Quoi ? Tu prends son parti ?
– C’est
pas ce que j’ai dit.
– Vous
entendez, vous autres ? Il prend sa défense !
– Mais
non, je veux qu’il s’explique…
– Rien
du tout !
– Pas
besoin d’explications !
– Qu’on
le pende !
– Sans
procès ?
Musique. Le chœur s’éloigne.
4
Khadmos :
Il est équipé pour la marche. À l’autre
bout de la scène, invisible pour lui, un homme, en tenue de combat.
Pareil
destin,
Personne
ne le pourrait imaginer.
Personne,
Sauf un
esprit pervers !
Oui,
l’Esprit qu’on dit bienfaisant est un pervers
Ou un
absent.
Un
absent, c’est plus juste.
Car il
n’y a rien à répondre,
Personne
pour répondre.
Et de
quoi ?
Il n’y
a rien à dire non plus.
Abou Barakat :
Se
plaindre de son destin.
Réflexe
inutile.
Courant,
mais inutile :
On
s’accroche à la vie comme à une bouée,
Comme à
un flotteur qui ne serait pas percé.
Aujourd’hui,
Khadmos, comme autrefois,
Ton
destin s’accomplira,
Comme
toujours.
Khadmos :
Il achève de remplir son sac et semble converser avec
Abou Barakat :
Je m’en
vais.
C’est
ce qu’ils ont voulu, même s’ils récrient maintenant,
C’est
ce qu’ils ont attendu avec impatience,
Depuis
le temps qu’ils parlaient dans mon dos,
Quand
ils me croyaient absent,
Ou
même, sans se gêner, en ma présence,
Comme
si je n’entendais pas,
Comme
si je ne comptais plus déjà ;
C’est
ce qu’ils ont désiré avec tant de force,
Après
avoir pris ma place,
Quand
l’ombre de mon portrait venait les
troubler
Dans
chacun de leurs conseils,
Dans
chacune de leurs décisions,
Et
jusque dans leur sommeil ;
C’est
ce qu’ils ont attendu,
Avec de
moins en moins de patience et de discrétion,
Avec de
plus en plus de morgue et d’ironie,
Puis de
colère rentrée ou manifeste,
M’empêchant
de paraître en public,
Me
condamnant au silence,
Me
mettant à l’écart – au vrai, j’étais assigné à résidence.
Abou Barakat :
C’est
cela : prisonnier.
Vous,
ses fils…
Il regarde vers la sortie empruntée par le chœur,
Vous
avez rejoint le camp de ses plus fidèles ennemis,
Vous ne
saviez que faire de lui,
De son
regard porté sur leurs misérables complots,
Sur
leurs alliances et leurs trahisons,
Sur
leurs discours de faux-dévots de la paix,
Vous
aviez peur de ses yeux
Qui
voient et ne feignent pas de n’avoir point vu,
De sa
voix,
Qui
faisait loi jusque dans les contrées les plus reculées,
De ses
oreilles,
Qui
entendaient la plainte des sans-grades,
De sa
main, armée de la plume,
Par
laquelle il régnait sur l’opinion,
Faisait
et défaisait la réputation des chefs de clan.
Khadmos :
Je m’en
vais et je ne donne pas cher de votre pouvoir
Quand
les foules pourront me voir et me toucher,
Me
parler en direct comme autrefois
Me
prendre comme étendard de leurs droits.
Musique.
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